mardi 4 août 2015

Le prix de l’égalitarisme


 Une cohorte d’économistes néo-marxistes monopolise aujourd’hui la scène médiatique, pour se faire les défenseurs d’une société plus «sociale», où le mot «social» est devenu le nom de code pour une intervention de plus en plus grande de l’État dans la vie économique, et même dans la vie tout court. Cette intervention est faite d’un faisceau croissant de contraintes et d’interdictions, et d’une spoliation grandissante au profit de l’État lui-même, c’est-à-dire, en réalité, des politiciens et des fonctionnaires qui prétendent incarner un État qui n’est au mieux qu’une convention, au pire une fiction.

Parmi la cohorte de ces nouveaux apôtres de l’intervention et de la prédation publiques, parfois couronnés de succès populaire ou de titres Nobels, figurent au premier plan des Krugman, Sachs, Piketty ou Stiglitz. Ils ont tous quelque chose en commun: ils dénoncent les inégalités, qu’ils voient croissantes, pour justifier une spoliation, elle aussi croissante, par les détenteurs du pouvoir politique.

Parmi ces quatre mousquetaires de la spoliation, il en est un qui a tenté d’aller plus loin dans le détail de recettes pour rétablir l’ «égalité». Il s’agit de Joseph Stiglitz qui, dans son livre «Le Prix de l’inégalité» (Actes-sud, 2012), sur pas moins de vingt pages (de la page 363 à la page 384), propose une liste de courses des réformes, qui se termine par rien moins qu'un "nouveau pacte social".

Sur cette dénomination de «pacte social», déjà, l’on sait depuis Hayek, que «social» ne veut rien dire, et qu’il s’agit même là d’un terme que l’on utilise lorsque l’on n’a strictement rien à dire. Ce qualificatif, accolé à un autre mot, peut même en pervertir le sens. Ainsi «justice sociale» permet toutes les spoliations, tous les arbitraires, donc toutes les injustices. Quant à la qualification de «pacte», elle implique un accord formel et informé des parties. En réalité, ce pacte n’est approuvé par personne, mais est imposé à tous par l’autorité qui se charge également de son application, par la contrainte et la violence si nécessaire.

Dans ce fatras de «pacte social», qui n’est donc ni «pacte», ni «social», on trouve pêle-mêle des évidences, des utopies, et des remèdes suicidaires.

La première des recettes propose de "juguler le secteur financier" (page 364). Il est permis de se demander pourquoi les institutions publiques mises en place bien longtemps avant la crise, et qui étaient chargées de surveiller ce secteur, et de le sanctionner en cas d'infraction, n'ont pas rempli leur fonction. Peut-être serait-ce simplement parce que cela arrangeait le monde politique de voir des secteurs se développer (tour à tour l'immobilier, la technologie de l'information, etc..;) au-delà de ce qui était soutenable à long terme, et sans que d'autres secteurs ne se contractent par ailleurs. Tout cela était alimenté par une politique monétaire complaisante de la banque centrale, qui était aussi souvent, simultanément, l'autorité de supervision.

Soit l'on se limite, comme Stiglitz, à affirmer que les banques ne peuvent pas "créer des ressources à partir de rien" (vrai, mais réducteur), soit le rôle des banques est de transformer une épargne (généralement à court terme) en investissements (nécessitant généralement des crédits à long terme).

Dans le premier cas, effectivement, les bulles sont inévitables, le prêteur en dernier ressort n'a plus de raison d'être, les autorités de supervision ne servent à rien et la banque centrale n'est plus qu'une imprimerie de billets. Il serait alors plus cohérent de créer un système à la soviétique, à banque unique et à crédit dirigé.

Dans le second cas, tout d'abord, les bulles sont limitées au goût des épargnants pour le risque. Parmi les investisseurs en bulbes de tulipes en Hollande, ceux qui étaient frustrés d'être en bout de chaîne au moment où l'hystérie est retombée, et qui se sont tournés vers les tribunaux pour dénoncer les contrats, ont été déboutés par la justice, les juges hollandais statuant que l’État n’avait pas à indemniser des spéculateurs malchanceux. Par contre, les bulles financières aux Etats-Unis n'ont été possibles que par l'intervention d'organismes publics, qui les ont même encouragées, n'y voyant qu'un moyen de "créer de l'emploi".

Dans le second cas, ensuite, le prêteur en dernier ressort est indispensable: il peut anticiper l'hystérie collective, en avertissant les banques que certaines catégories d'actifs ne seront pas éligibles à son refinancement, et en rendant public cet avertissement. Il peut imposer à une banque de provisionner ces actifs pour une plus grande proportion de leur montant, ou pour leur totalité. Dans ce cas, la banque centrale jouerait le rôle qui est le sien, c’est-à-dire prévenir et empêcher les bulles, alors que Stiglitz voudrait leur interdire ce rôle, et privilégier au contraire la "création" d'emplois, même si ceux-ci sont concentrés dans des secteurs très éphémères, comme, sans doute, les producteurs de tulipes.

Dans le second cas enfin, le secteur financier et la masse monétaire suivent la croissance réelle et ne la précèdent pas. Quel que soit le volume de l'injection monétaire, celle-ci n'a jamais créé un seul emploi productif.

Stiglitz écrit qu'il est impossible aux banques de créer des ressources à partir de rien. Il est alors illogique et contradictoire de proposer, quelques pages plus loin, "une politique monétaire - et des institutions monétaires - de maintien du plein emploi." Aucune banque centrale n'a jamais créé un seul emploi à partir de rien, et aucune n'en créera jamais.

Stiglitz s'attaque ensuite au manque de "transparence" des banques, et notamment à l'utilisation massive des "produits dérivés" (page 365). Mais ces produits se sont développés parce que les banques y voyaient un moyen de contourner les obligations auxquelles elles étaient soumises en matière de fonds propres. Sommairement, un milliard de prêts hypothécaires supplémentaires (par exemple) imposait à la banque un accroissement de son capital de 80 millions. Il lui suffisait de "titriser" (de créer un instrument financier représentant ces prêts et de le "vendre" à des investisseurs) pour réduire son portefeuille et donc la nécessité d'augmenter ses fonds propres, qui lui coûtent cher en dividendes. L'obligation de racheter ces "titres", ou la garantie offerte aux investisseurs, n'apparaissaient pas dans les bilans. Les banques n'étaient plus que des courtiers, et le risque crédit était dissimulé, selon l’expression consacrée, « hors bilan ».

Mais pourquoi les autorités de supervision n'ont-elles pas mis un terme à ces pratiques, alors qu'elles en avaient le pouvoir et qu'elles étaient parfaitement informées? Ne serait-ce pas parce que chacun y trouvait son compte, notamment parce que l'emploi, en particulier dans le secteur immobilier, continuait d'augmenter au-delà de ce qui était soutenable et justifiable?

Plus grave, aux Etats-Unis, les autorités ont encouragé et soutenu ces pratiques, d’abord en imposant des quotas de crédits aux classes défavorisées, puis fournissant, par l’intermédiaire d’institutions «quasi-publiques», à la fois le refinancement et une assurance partielle contre les défauts de paiement.

Parmi les autres "recettes" de Stiglitz, on trouve aussi des attaques contre les pratiques des banques en matière de cartes de crédit (page 365), et notamment les taux abusifs pratiqués, tant au détriment des consommateurs (taux d'intérêt) que des commerçants (commissions). Certes, mais, là aussi, les autorités avaient tout pouvoir pour mettre fin à ces pratiques, et sont pourtant restées passives. Pourquoi spolier la fête lorsque la consommation permet de poursuivre une croissance fictive, et maintenir l'emploi? Comment Stiglitz peut-il voir dans l’intervention de l’État la solution à tous les problèmes, alors qu’il admet lui-même que cet État n’a rien fait de ce qu’il pouvait – et devait – faire?

Pour faire table rase des dégâts causés par les politiques publiques, et relancer la machine à prêter, Stiglitz ne propose rien de moins que «d’inciter les banques, et peut-être les obliger, à restructurer les prêts hypothécaires» (pages 382-383). Fort bien, mais il faut être clair: «restructurer» signifie: prendre les pertes à leur charge. Et ici Stiglitz passe sous silence trois réalités:
1° les pertes résultent en grande partie de la contrainte de l'Etat de prêter à des débiteurs insolvables;
2° l'Etat a introduit une distorsion fiscale en faveur des propriétaires-emprunteurs au détriment des locataires (les intérêts hypothécaires sont déductibles fiscalement, alors que les loyers ne le sont pas);
3° l'Etat a soutenu artificiellement la bulle immobilière non seulement par une politique monétaire laxiste, mais aussi par le refinancement et la garantie de ces prêts à travers deux institutions quasi-étatiques alors (et étatiques aujourd'hui), "Fannie Mae" et "Freddie Mac".
Dans ces trois cas, la solution n’est pas dans une plus grande intervention de l’État, comme le préconise Stiglitz, mais, bien au contraire, dans une parfaite neutralité de cet État, et dans l’élimination de toutes les mesures prises, qui sont autant de distorsions.

Stiglitz ne donne aucune raison pour que seuls les prêteurs soient sanctionnés (alors qu'ils n'ont fait que répondre aux puissantes exhortations de l'administration désireuse de "redistribuer la richesse". Faut-il ajouter que les emprunteurs, une fois soulagés du poids de leurs dettes, pourraient parfaitement reprendre le cycle vicieux de l'endettement? Tant que l’Etat introduira des distorsions qui fausse les signaux du marché (solvabilité des emprunteurs, choix entre possession et location, politique monétaire laxiste, refinancements publics, supervision complaisante, etc...), les mêmes causes produiront les mêmes effets.

Une autre recette propose de "renforcer les lois sur la concurrence et mieux les faire respecter" (page 366). Ces lois existent, et elles n'ont pas été appliquées. Ou, si elles l'ont été, et si des mesures ont été prises, elle l'ont été au profit des Etats, et non des consommateurs, qui ont pourtant été les seules victimes des monopoles, duopoles, etc... Les exemples abondent d' "amendes" infligées aux monopoleurs, mais qui ont fini dans la poche des administrations. Que ce soit en matière de logiciel dominant, ou d'entente sur les prix entre producteurs, de tarifs abusifs en matière de téléphonie, ou dans tout autre domaine où les consommateurs ont payé des prix excessifs en raison d’ententes, l'abus a été constaté, mais les entreprises fautives n'ont pas été sommées de rembourser leurs victimes: elles ont été contraintes de payer l'Etat. Les consommateurs sont doublement victimes: la spoliation par l’État est devenue la règle.

La troisième des recettes veut "améliorer la gouvernance d'entreprise" (page 366), mais s'attaque à la mauvaise cible: le pouvoir des chefs d'entreprise. En réalité, Stiglitz ne semble pas avoir saisi le problème dans sa globalité. La fiction juridique de la société anonyme par actions, et son fonctionnement, doivent être revus intégralement. Le statut du PDG n'est qu'une infime partie du problème, même si une fraction des abus les plus visibles viennent de la confusion entre ce qui aurait dû rester un statut de salarié, et une personne rémunérée par des actions, donc un actionnaire. Rien n'empêchait les Etats de revoir de fond en comble le statut juridique des sociétés par actions, leur taxation (qui devrait être dans le chef de l'actionnaire, et non de la société) les modes de décision, et le pouvoir des actionnaires. A aucun moment les dérives n'ont été sanctionnées par des refontes des lois, alors que ce sont ces lois qui permettent à la fiction juridique des sociétés de survivre. Faut-il rappeler qu'il n'y a pas si longtemps, chaque société ne devait son existence qu'à une autorisation individuelle, une "charte", le plus souvent à durée limitée ?

La quatrième recette est, contrairement aux précédentes, tout-à-fait judicieuse: Stiglitz propose de "mettre fin aux cadeaux de l'État" aux entreprises (page 367). Qu'il s'agisse de subventions, exemptions, "aide sociale", etc... on ne peut qu'applaudir, et souhaiter que, sur ces quelques lignes, et ces lignes seulement, Stiglitz soit entendu...

Par contre, la liste des recommandations de Stiglitz en matière de fiscalité ne propose rien de moins que de détruire toute incitation au travail et à l'amélioration des conditions de vie: en d'autres mots, détruire cette liberté fondamentale pour chacun de "rechercher son bonheur", fondement même de l'Amérique, et raison de son attractivité pour les millions d'immigrants qui l'ont peuplé.

Stiglitz n'hésite d'ailleurs pas à proposer des solutions contradictoires et incompatibles. Il suggère d'une part un "impôt sérieux sur les successions" (page 370) et d'autre part d' "aider les Américains ordinaires à épargner" (page 372). Pourquoi les Américains épargneraient-ils si le produit de ce qui est au fond une privation (ou tout au moins un report de sa consommation) est, in fine, confisqué par l'État? La transmission de ses biens à ses enfants est une façon de maintenir leur niveau de vie. Que chacun doive commencer dans la vie sans aucune épargne, et qu'ainsi chaque génération se voit contrainte d'épargner plus encore pour tenter de subsister en cas de vieillesse ou maladie, et que cette épargne soit à nouveau confisquée par l'Etat en cas de décès prématuré, est un frein à cette épargne que Stiglitz prétend vouloir encourager.

Stiglitz ne propose rien de moins que d'imposer un modèle socialiste: la suppression des successions est l'un des dix points du « Manifeste du Parti Communiste" des sinistres duettistes Marx et Engels. Un autre point du "Manifeste" est aussi proposé par le néo-marxiste Stiglitz: un impôt progressif confiscatoire, ne laissant très rapidement aux individus que 30% de leurs revenus (page 370). Sa proposition d'assimiler revenus du travail et plus-values (ce que Stiglitz inclut dans "spéculation") fait également partie d'un plan de destruction du capital, ou plutôt de l'élimination du capital privé pour ne conserver que la propriété publique, gérée par des fonctionnaires irresponsables (dans le sens où ils ne subissent aucune conséquence en cas de perte).

Ceci est parfaitement illustré par la taxation de plus-values sur la vente d'une maison par exemple. Si le bien a augmenté de valeur, il est vraisemblable qu'une grande partie de cette augmentation est due à l'accroissement général des prix. Si le vendeur d'un bien veut racheter un bien de valeur équivalente, il en sera incapable si l'Etat lui confisque une partie de la valeur du bien vendu. Les conséquences sont innombrables: à chaque vente, l'Etat confisque une partie de toutes les propriétés. Les propriétaires auront tendance à conserver leurs biens, même s'ils s'y sentent à l'étroit, même si leur quartier se détériore, et même s'ils ont les moyens d'améliorer leurs conditions de vie. Les citoyens deviennent prisonniers de leurs habitations, aussi sûrement que ne l'était la grande majorité des citoyens soviétiques. Par contre, l’État qui établit cette règle arbitraire (et s’en déclare bénéficiaire) s’exonère lui-même de cette spoliation : il ne paie rien sur les plus-values qu’il réalise sur les logements publics. Dans les cas où il paierait un impôt, comme tout autre propriétaire qu’il spolie, il se paierait cette taxe à ... lui-même !

Cette soviétisation proposée par Stiglitz s'étend même aux soins de santé, qu'il veut rendre accessibles à tous (pages 372-373). Stiglitz ne semble pas voir que les incitants des parties en présence (Etat, fournisseurs de soins, utilisateurs, assurances et professionnels des litiges) sont contradictoires, et que la structuration du mode de règlement entraîne une explosion des coûts qui exclut progressivement les revenus les plus faibles, jusqu'à ce que le système implose. Un laboratoire pharmaceutique orientera ses recherches (et les médecins prescriront ses médicaments) de manière très différente selon que les produits seront payés par le consommateur, par une assurance, ou par l'Etat. Dans le dernier cas, il n'étonnera personne de voir des traitements de plusieurs dizaines de milliers de dollars par an prescrits à des personnes qui ont parfois des revenus inférieurs au prix des soins, et dont l'espérance de vie ne dépasse pas quelques mois. Chacun des intervenants effectue pourtant un choix rationnel de son point de vue, mais le résultat global est un appauvrissement de la société, et une orientation de la recherche dans des domaines sans avenir. De même les sommes exorbitantes réclamées à certains praticiens par des avocats "chasseurs d'ambulances" ont pour résultat des primes d'assurances prohibitives pour les praticiens, et la raréfaction de certaines spécialisations, dont les obstétriciens. Une assurance universelle aggrave le problème.

Sur la voie de la soviétisation, Stiglitz est consistant avec lui-même : il va jusqu’à proposer que des fonctionnaires se substituent aux entrepreneurs dans leurs décisions. Il suggère d’ «augmenter les impôts pour les entreprises qui n'investissent pas et les réduire pour celles qui le font, et pour celles qui créent des emplois. Par ce moyen, on aura plus de chances de parvenir à la croissance... » (page 381). Ce ne sera donc plus le choix au niveau micro-économique qui sera déterminant, mais les choix macro-économiques pris par l'Etat (donc par des fonctionnaires). Ces fonctionnaires seront toujours tentés d'orienter les investissements dans le sens qu'ils auront préalablement déterminé, mais qui n'est pas nécessairement (et même quasiment jamais) la direction naturelle que prendrait le marché, c’est-à-dire les choix des consommateurs. Et, pire encore, les décisions des fonctionnaires ne peuvent être que "vertes" ("qualité de notre environnement", page 382) ou "rouges" ("renforcer le bien-être social"), ce qui implique que les résultats en sont invérifiables.

Stiglitz l’économiste marxiste s’aventure ensuite dans le domaine politique, pour regretter ce qu’il appelle la « privatisation du financement et de la maintenance de la démocratie » (page 385).

Certes, la démocratie est en péril. Mais il ne s'agit pas de la démocratie telle que Stiglitz la conçoit: celle d' un "homme, une voix", c'est-à-dire la démocratie illimitée, qui pousse à exiger de plus en plus, sachant que l'on n'aura pas à payer. Cette « démocratie » des exigences et des « droits » est bien vivante et progresse partout, sous l’impulsion des États, qui y ont trouvé un moyen d’étendre leurs tentacules, sous prétexte de « solidarité » (en réalité de spoliation des uns pour acheter les votes des autres).

Ce qui est en danger, c'est la démocratie Jeffersonienne, celle des gens qui ont quelque chose à perdre. Cette démocratie responsable, Stiglitz ne propose pas de la soigner: il veut l'euthanasier. Les contributions des entreprises aux campagnes électorales ont certes des effets extrêmement pervers, mais Stiglitz ne propose pas de les abolir: il propose simplement de soumettre ces contributions aux votes des actionnaires.

Il manque ici une réelle occasion de rappeler que la démocratie doit être uniquement une affaire d'individus, pas d'entreprises: ces dernières n'ont pas le droit de voter ; au nom de quoi seraient-elles autorisées à financer les partis (avec ou sans l'approbation de leurs actionnaires)?

Ignorant ce principe fondateur de la vraie démocratie, Stiglitz ne voit même pas la seule solution qui sauverait la démocratie: que seules les personnes physiques soient autorisées à financer les partis (idéalement par un pourcentage fixe de leurs impôts). Un maximum serait fixé (pour limiter l'influence des plus riches) et un minimum raisonnable serait imposé, pour démontrer que la démocratie est un droit, mais aussi un devoir, et qu’elle a un coût.

Par ailleurs, Stiglitz plaide pour que le vote ne soit plus libre, mais obligatoire. Ce plaidoyer en faveur d'un vote contraint n'est pas convaincant: dans les seuls pays européens où ce vote est une obligation et non un droit (la Belgique et la Grèce), les Etats sont dysfonctionnels et les extrémismes florissants. Un vote contraint est antagonique avec la liberté de choix, y compris celle de s’abstenir.

Mais sans doute est-ce dans l’intérêt de ceux qui vivent de l’État de cacher à la fois la désaffection des citoyens, et le peu de soutien qu’obtiennent leurs politiques.

Stiglitz s’attaque ensuite à la « mondialisation », une position d’autant plus étrange qu’il a été un défenseur du libre-échange, avant de devenir l’apôtre du collectivisme. Il affirme que cette mondialisation est « biaisée pour mettre le travail en position de faiblesse par rapport au capital» (page 374). Ainsi, la lutte entre les vilains « capitalistes » (ceux qui commettent le crime d’épargne) et les vertueux « travailleurs » passe aujourd’hui par la « mondialisation ».

Stiglitz feint d’ignorer que l’augmentation du niveau de vie des travailleurs a été rendue possible par la mise à sa disposition d’un capital productif de plus en plus considérable. Les quelques ingénieurs qui suffisent aujourd’hui à faire fonctionner une aciérie, grâce à une automatisation des tâches, sont infiniment mieux payés que les centaines d’ouvriers nécessaires pour produire les mêmes quantités de métal il y a un siècle. Mais les seconds ne disposaient que d’outils rudimentaires, donc d’un capital bien plus réduit. Si la part de rémunération du capital a augmenté par rapport à celle du travail, c’est aussi parce que le capital requis est considérablement plus important. Et cela reste valable, qu’il y ait ou non « mondialisation ». Rétablir la proportion capital/travail existant au XIXe siècle impliquerait de réduire considérablement le niveau de vie des travailleurs. Injecter plus de capital dans des activités sans débouché n’aurait aucun sens, bien que cela semble être une proposition de Stiglitz, comme des économistes de l’ère soviétique.

La mondialisation elle-même n'est bien entendu aucunement "biaisée". Le travail est simplement moins mobile que le capital. Et, si le travailleur est figé sur place, les Etats y trouvent leur avantage, puisque le travail est leur principale source de financement, à la fois par les impôts de plus en plus lourds prélevés sur les revenus, et par les charges prétendument «sociales» qui servent à maintenir, un temps encore la fraude pyramidale de la sécurité « sociale ».

Ces pratiques, qui aboutissent à des prélèvements pouvant atteindre 80% (si l’on y ajoute la TVA, amputant également le revenu disponible), rapprochent les pratiques des États de celles de trafiquants d'esclaves: si les charges sur le travail dépassent aujourd'hui, dans la plupart des pays de la vieille Europe, plus de la moitié des salaires, les Etats ne devraient pas voir d'un bon œil ces nouveaux esclaves leur échapper. Quant au capital, il est bien évidemment plus mobile, cherchant une rentabilité qu'il ne trouve plus dans les pays "en voie de désindustrialisation".

Et augmenter artificiellement le pouvoir d'achat ("agir sur la demande", comme le suggère Stiglitz) pourrait ne rien solutionner: le capital ne reviendrait pas: pour un capital équivalent, il restera plus profitable de produire dans des pays à bas salaires. Une augmentation de la demande ne fera donc que dégrader plus encore la balance des paiements.

Pour Stigliz, "Les déséquilibres mondiaux - les grands écarts entre importations et exportations (déficit pour les Etats-Unis, excédents pour la Chine, l'Allemagne et l'Arabie Saoudite) sont depuis longtemps une source d'inquiétude." (page 376)

Il veut donc les « corriger ». Mais il n’a pas vraiment de solution. Bien plus grave : toutes ses « solutions » visent à accroître la demande dans des pays déjà déficitaires : il ne fera qu'aggraver encore le déficit, les déséquilibres, et donc aussi l’ampleur et la fréquence des crises.

Cette absence d’imagination est d’autant plus étonnante que Stiglitz est un grand pourfendeur des recettes du FMI, et de l’institution elle-même. Or, le FMI a été créé, principalement, pour prévenir et corriger ces déséquilibres dans les balances des paiements. Si l’institution a failli, Stiglitz aurait donc un boulevard devant lui pour donner le coup de grâce. Or il se fait que, lui non plus, n’a de solution. Et qu’il n’a pas vu, ou voulu voir, que le FMI a alerté sur ces déséquilibres, plusieurs années avant que la crise n’éclate en 2008. C’est donc de moyens dont manque le FMI : non de moyens financiers, mais de moyens de persuasion ou de coercition. Et cette faiblesse est plus flagrante encore lorsqu’il s’agit de demander à son « actionnaire » principal, les Etats-Unis, de corriger un déséquilibre dont celui-ci est clairement la cause.

Et comment ne pas voir, dans au moins l'un des déficits cités, dus aux importations pétrolières, que c'est un autre Etat qui en est responsable, en exigeant un prix de plus de 100 dollars le baril pour un pétrole qui ne coûte qu'un dollar à extraire?

La société marxiste que propose Stiglitz exige un État fort, coercitif, et qui dicte ses volontés aux citoyens dans tous les aspects de leur vie personnelle ou de leurs relations entre eux. Il prend parti, ou doit au moins prétendre prendre parti, pour les « travailleurs » contre le « capital » (sauf, bien sûr, si ce « capital » appartient à l’État !). Le tableau néo-stalinien exige donc la disparition d’un État impartial, pour le transformer en défenseur d’une partie des citoyens et en ennemi et prédateur d’une autre partie. Comme l’affirme Stiglitz, l'État doit "soutenir l'action collective des travailleurs et des citoyens" (page 379). Contre qui ?

L’État Stiglitzien prend donc parti: il soutient une partie des citoyens contre une autre. Les méthodes suggérées pour corriger ce prétendu déséquilibre des forces entraîneraient deux conséquences:
1) les mesures créeraient un autre déséquilibre, plus grave encore: au lieu d'un groupe d'ouvriers contre une entreprise, nous aurions la totalité des ouvriers contre cette même entreprise. Ce serait en réalité l'ensemble des ouvriers, plus l'Etat (qui ne serait plus arbitre, mais partie) contre une seule entreprise.
2) face à cette coalition de tous contre une seule entreprise, pourquoi celle-ci resterait-elle dans un Etat devenu "l'ennemi"? La boucle est bouclée : il faudra donc étatiser les entreprises pour les empêcher de fuir.

Afin de tenter de rallier des soutiens dans sa volonté de transformer les Etats-Unis en une nouvelle Union Soviétique, Stiglitz estime, dans sa conclusion, que ses recettes pour un bouillon égalitariste ("rétrécir l'écart entre possédants et non-possédants", "partager un même engagement pour la mobilité sociale et l'équité" "est la seule qui soit conforme avec notre héritage et nos valeurs". (page 389)

Stiglitz ne semble pas parler ici d’ « héritage » ou de « valeurs » américaines. Il évoque, au contraire, les "valeurs" et l' "héritage" marxistes. Toutes ses recettes sont très exactement antagoniques avec celle des "pères-fondateurs", et notamment de Thomas Jefferson, auteur de la "Déclaration d'Indépendance". Rappelons deux des citations de Jefferson:

"La politique du gouvernement américain est de laisser leur liberté à leurs citoyens, sans les restreindre, et sans les aider, dans leurs efforts".

ou encore, dans son premier discours d'investiture au Congrès, le 4 mars 1801:

« Un gouvernement sage et économe, qui laissera les hommes libres de régler leurs efforts dans leur travail, et l'amélioration de leurs conditions de vie, et n'ôtera pas de la bouche du travailleur le pain qu'il a gagné: voilà la totalité d'un bon gouvernement."

En prétendant se référer aux « valeurs sacrées » qui ont fait l’Amérique, Stiglitz propose en vérité, bien au contraire, ni plus ni moins que la destruction de ce qui a fondé la prospérité des Etats-Unis, et attiré vers ce pays tous ceux qui cherchaient à se construire une vie meilleure. Non pas une vie telle que celle que leur imposaient alors les absolutismes européens, ou celle que voudraient leur imposer aujourd’hui les diktats de certains macro-économistes. Mais une vie dont ils décideraient eux-mêmes, sans « restrictions » de l’État, mais aussi sans son « aide ».

L’inégalité a un prix. C’est celui de la liberté. Le prix de l’égalitarisme est bien plus élevé: c’est celui d’un État qui « aide» et qui « restreint ». C’est celui de la dictature.

samedi 1 août 2015

Un État interprète ses règles à son profit

La Belgique, Etat absurde et dysfonctionnel, spolié par des mafieux grand-guignolesques, coûte évidemment bien plus cher à entretenir qu'un Etat géré par des gens intelligents et compétents.
Raison pour laquelle la spoliation fiscale y est la plus élevée au monde.

Soucieux de donner le change, un gouvernement prétendument libéral (en réalité aussi prédateur que les autres) promet de "restituer" 100€ par mois de ce qu'il vole à chacun.

Si déjà l'Etat appliquait correctement ses propres règles, il ne serait pas nécessaire de gesticuler et de faire semblant de rendre une (infime) partie de ce qu'il vole.

Ainsi, pour l'exercice 2015, l'Etat prétend qu'une partie des revenus (7.350€ pour un "isolé") seront "exonérés".

Puis qu'une première "tranche" de 8.680€ serait taxée à 25%, une seconde (3.680€) à 30%. La prédation grimpe rapidement, pour atteindre 50% dès 37.750€ annuels (à peine 3.000€ mensuels!).
Mais l'escroquerie consiste pour les voleurs à supprimer l'exemption en l'incluant dans la première tranche. Ce ne sont donc plus 8.680€ annuels qui sont taxés à 25%, mais à peine 1.330€ annuels. Le taux saute immédiatement à 30% dès 8.680€ et non pas 16.030€ (7.350€ + 8.680€)!

La différence d'interprétation n'est pas anodine, d'autant que ce sont les revenus les plus modestes qui sont les plus spoliés. Sans doute, l'État gagne plus en volant à un grand nombre de pauvres qu'à un petit nombre de riches.

Dans l'exemple d'un revenu de 24.000€ (à peine 2.000€ par mois!), le subterfuge permet aux fonctionnaires de s'approprier ... 106€ par mois en plus, et de réduire d'autant le pouvoir d'achat d'un revenu pourtant fort modeste.

Mais le bien-être des fonctionnaires prime sur toutes autres considérations.

Pourtant, en abandonnant son interprétation intéressée de ses propres règles, l'État rendrait ainsi 100€ (ou plus) de ce pouvoir d'achat qu'il vole chaque mois à tous les revenus modestes et moyens. Et ce, sans fanfaronner.

Mais peut-être seule compte la fanfare?

Vivement une "flat tax", qui permette de se débarrasser de milliers de fonctionnaires payés pour compliquer un système jusqu'à l'absurde et spolier les plus modestes.






lundi 6 juillet 2015

Lettre à une Chancelière



Sehr geehrte Frau Kanzlerin,

C’est avec d’autant moins d’appréhension que je prends la liberté de vous écrire cette lettre ouverte que je sais que vous ne la lirez pas. Elle n’exprime d’ailleurs que le point de vue de quelqu’un qui n’est pas allemand, et donc ne représente même pas une seule voix qui puisse valoir la peine.

L'Europe fut un rêve, défini par des hommes courageux, qui avaient souvent connu de terribles conflits, dénoncé des idéologies liberticides, et lutté pour préserver l'idée de liberté dans un univers totalitaire et une guerre destructrice. Les "pères-fondateurs" n'ont pas fait de grands discours, ni imposé de fumeuses "visions", ni prétendu parler au nom de leurs peuples. Au lieu de cela, révulsés par les dictatures, tant de droite que de gauche, qui toutes prétendaient précisément « parler au nom du peuple » , ils ont voulu limiter volontairement le pouvoir d’un État qu’ils représentaient, et qu'ils savaient donc être, potentiellement, le principal obstacle aux efforts de leurs citoyens de "rechercher leur bonheur". Non pas un bonheur défini et imposé par des bureaucrates, mais un bonheur tel que le conçoit chacun, individuellement et librement. Non pas dans l'espace confiné des Etats-Nations, qui ne sont que les résultats de mariages princiers, de guerres, de pillages, de trahisons, et de fourberies. En d'autres mots, ces utopistes raisonnables voulaient créer un espace de liberté au-dessus des Etats et donc au-dessus de leurs compromissions et aléas politiques.

Le but essentiel de la création européenne était à la fois ambitieux et très limité: la mise en place d'une "Communauté Économique". Le seul rôle des institutions était de permettre "l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi de leurs peuples". C'était le seul objectif mentionné dans le Traité de Rome [1]. Au fil du temps, les responsables européens ont oublié cette injonction du premier des Traités. Et pourtant, c'est sur ce critère, et ce critère seulement, que doivent être jugées les réalisations des bureaucraties mises en place à grands frais. Et il est inutile de préciser que ce but ne visait que "leurs" peuples, pas les autres. Rien, dans ce but, ne mentionne ni la paix ni la justice dite « sociale ». Et pourtant, c'est cette paix, et cette justice qualifiée de sociale précisément pour cacher l’injustice, que les bureaucraties présentent aujourd'hui comme leur seul succès, faute d'avoir réussi dans la tâche qui leur était fixée.

Cette diversion, cette poudre aux yeux, n’ont servi qu’à dissimuler l'échec lamentable des institutions, des parlements, des gouvernements nationaux et des constructions proto-fédérales, dans la réussite de cet unique objectif, "l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi de leurs peuples".

La meilleure mesure de "l'amélioration des conditions de vie" est bien évidemment la part de l'Europe dans la production de biens et de services échangés dans le monde. Que ce soit pour se loger, se nourrir, se vêtir, se divertir, se déplacer, chacune des activités que choisirait librement un citoyen exige en effet la fourniture d'un bien ou la prestation d'un service. Si chacun vit en totale autarcie, si aucun échange n'a lieu, si aucune spécialisation n'améliore l'efficacité du travail, si aucune accumulation de biens de production (c'est-à-dire de capital et d'épargne) n'est possible ou tolérée, les hommes retournent à une société primitive, tribale, hostile, violente et prédatrice. En d’autres mots, ils retournent à la «justice sociale».

Pour mesurer le succès ou l’échec de l’Europe, il nous faut donc mesurer la part de cette Europe dans la richesse produite dans le monde. Or, comparant la part des pays fondateurs de la "Communauté Économique Européenne" (celle des cinq plus grands pays signataires, le Luxembourg n'étant pas repris, son PIB étant insignifiant à l'époque), à l'évolution de la richesse totale produite sur la planète, on peut mesurer le résultat.

Le PIB de cinq pays signataires, qui représentaient 16% de la richesse produite dans le monde, ne représente plus que 9%, et ce en 2008, soit avant que la crise n'accélère la dégradation constante des conditions de vie en Europe. Or, un déclin relatif de 7% de la richesse produite représentent plus de 5 mille milliards de dollars, une perte bien supérieure à tous les dommages de guerre...

Et, bien sûr, la fuite en avant que représente l’élargissement, en passant à 9, puis à 12, puis 15, 25, 28 pays n'est qu'une tentative de dissimuler une lamentable réalité: les institutions nationales et supranationales ont pitoyablement échoué dans la seule mission qu'elles s'étaient elles-mêmes fixée, et donc la seule qui aurait pu justifier leur existence.



Source "The Maddison Project" (www.ggdc.net/maddison)

Les autorités européennes ont lancé deux tentatives de dissimuler le déclin, et leur échec. La première était l’élargissement, la seconde la monnaie unique.

Certes l’élargissement a permis à l’Allemagne de retrouver son influence, en se resituant «au sein» de l’Europe et non plus à la périphérie (« in der Mitte Europas » et non plus « am Rande Europas », et ce, sans avoir à se déplacer ! A cette relocalisation est venue s’ajouter la réunification, qui a permis de dissimuler une autre réalité: le déclin démographique de l’Allemagne, ou plutôt des seuls Allemands eux-mêmes.

Je n’ai pas pour ambition de me lancer dans une analyse de l’élargissement. Bien que cela ait été, selon The Economist, la seule vraie réussite des institutions européennes, et que j’y aie contribué, pour une part très modeste, en conseillant les gouvernements polonais, slovaque et serbe au moment de transitions difficiles mais enthousiasmantes.

Je me limiterai à ce qui a été le véritable échec de l’Europe, à savoir la tentative d’imposer une monnaie unique. Je ne reviendrai pas sur l’historique des tractations et des compromissions qui ont mené à cette monnaie. D’autres l’ont fait bien mieux que je ne pourrais le faire [2]. Il me suffira de rappeler que l’Institut Monétaire Européen (IME), qui avait été chargé de publier des statistiques concernant l’utilisation de la monnaie unique et de son prédécesseur, l’ECU, avait bien été contraint d’admettre que cette monnaie, qui n’était déjà utilisée que dans 3% des transactions internationales, ne l’était plus que dans 2% de ces opérations à la veille de l’introduction définitive, par la contrainte. Les gouvernements n’ont pas donné à leurs citoyens l’option qui pourtant allait de soi: l’utilisation de l’euro en concurrence avec les monnaies nationales [3].

La monnaie unique fut, depuis le départ, un inventaire de promesses contradictoires et s’excluant mutuellement. Les Allemands se sont vu promettre une devise qui serait aussi « forte » que le Deutsche Mark qu’ils étaient contraints d’abandonner. Les Français y ont vu l’occasion de maintenir un train de vie, et des déficits budgétaires permanents, à un moindre coût. Les petits pays y ont vu l’occasion de commercer plus facilement avec leurs partenaires hors de la zone euro. Les pays méditerranéens y ont vu un accès facile aux marchés financiers de leurs partenaires. Les pays en excédent d’épargne y ont vu l’occasion de s’emparer de banques et autres institutions financières dans les pays méditerranéens, en éliminant le risque de change.

Tout cela fut un échec : l’euro est bien plus « faible » que ne l’aurait été le Mark. Le franc ne peut plus être dévalué régulièrement pour refléter les déficits budgétaires, comme il l’était depuis la guerre (en moyenne de 2% par an, pour un déficit budgétaire équivalent). Les déficits de la balance commerciale de la France se sont creusés, les excédents de l’Allemagne ne sont plus « corrigés » par des réévaluations successives.

Manifestement, l’euro, trop « faible » pour l’Allemagne, a entraîné des excédents commerciaux importants, comme le montre le graphique ci-dessous :




Par contre, cette même monnaie est encore trop « forte » pour la France, qui a enregistré des déficits de plus en plus importants :



L’excédent permanent est tout autant un déséquilibre, et tout aussi dangereux, qu’un excédent permanent, et les deux doivent être corrigés. Ils ne l’ont pas été.

La monnaie unique exigeait également une discipline unique, que les Traités ont tenté de concrétiser et de baliser par des limites que les États s’imposaient à eux-mêmes. Chacun a pu constater ce que valent les promesses des Traités. La limite de 3% du déficit budgétaire a été interprétée différemment selon la prodigalité des gouvernements. Et la crise n’a fait qu’amplifier ces différences. L’Allemagne est parvenue à rétablir aujourd’hui l’équilibre du budget, comme le montre le graphique ci-dessous :



Mais il n’en est pas de même de la France, que la crise a frappée au moment où ses comptes n’étaient toujours pas équilibrés :




Certains, à l’extrême gauche, ne voient d’autre solution que de ponctionner les contribuables des pays en équilibre pour satisfaire les besoins des pays perpétuellement déficitaires. Ils oublient de préciser que ces ponctions devront nécessairement être permanentes, qu’elles n’ont aucune légitimité démocratique, et que le choix des travailleurs allemands ne sera pas nécessairement de travailler 40 heures par semaine jusqu’à 67 ans pour que les français continuent à partir à la retraite à 60 ans, après avoir travaillé 35 heures.

La monnaie européenne était également une promesse de marché financier unique. Ici aussi, la réalité n’a aucun rapport avec les prétentions. Certes, certaines banques puissantes (ou supposées telles) du nord se sont ruées sur des banques du sud, en empruntant massivement. Les pertes colossales, au moment des replis et des rétrocessions, ont été à la mesure des déceptions. Que ce soit le rachat de banques grecques par Dexia, ou le rachat d’ABN-AMRO par Fortis, ou l’expansion des banques espagnoles et irlandaises dans un immobilier surévalué, ou encore le siphonage de l’épargne hollandaise par les banques islandaises, tout a finalement explosé, en détruisant massivement l’épargne qui avait été abusée, et en fragilisant les budgets des États.

Au niveau du citoyen à qui les États avaient fait miroiter un avantage très terre-à-terre de la monnaie unique, à savoir la facilité des échanges, la déception est tout aussi grande. Certes, un allemand qui se rend en France ne doit plus échanger ses Marks pour obtenir des francs. Mais, après 15 ans, n’est-il pas perdant ? Les prix français n’ont plus baissé de 2% par an par rapport au Mark, soit 30% en 15 ans. Un gain de 2% de commission de change, pour une perte de 30%: votre touriste a-t-il vraiment gagné ... au change?

L’accroissement du bien-être repose sur une série d’éléments, qu’apprécie chaque citoyen pour lui-même, en fonction de ses rêves, de son potentiel, de la comparaison qu’il fait avec le niveau de vie des autres, des forces – contradictoires – de l’émulation et de la jalousie, du niveau de sécurité relative, et de bien d’autres impondérables. Mais ce qui est mesurable, c’est la capacité de ces citoyens d’accroître leur bien-être. Cette capacité, à son tour, dépend de la productivité de chacun (fonction elle-même de l’éducation, de l’expérience, de la capacité d’organisation, de la durée du travail, etc...), qui, prise collectivement, mesure la « productivité » d’une société. Outre les capacités individuelles, la « compétitivité » d’une société repose sur le niveau d’investissement, le respect des contrats, et le degré de confiance entre les membres de cette société.

Je me souviens, qu’adolescent, j’avais eu l’occasion d’assister à une scène assez instructive, dans une petite ville de l’ouest de l’Allemagne, où mon père emmenait parfois sa famille rendre visite à des cousins « germains » (littéralement !). L’entrée d’un petit jardin zoologique n’était ni gardée ni clôturée. Seul un avis demandait à chaque visiteur de mettre dans une boîte, avant de pénétrer sur le site, une modeste somme (un Mark, si mes souvenirs sont exacts). Je fus étonné de constater que chaque visiteur glissait une pièce, alors qu’il eût été facile de resquiller. Dans certains pays, les visiteurs auraient fait semblant de ne pas voir l’instruction. Dans d’autres sociétés, la boîte contenant la recette aurait vite disparu.

Le degré de confiance, et le respect des règles sans y être contraint, diffèrent considérablement selon les sociétés. Ce week-end, les Grecs ont voté « démocratiquement » pour que cesse l’austérité, c’est-à-dire pour ne pas rembourser leur dette, et retrouver leur train de vie.

En réalité, les grecs n’ont jamais vraiment connu l’austérité. Selon le FMI, les dépenses de l’État grec en 2014 sont supérieures de 25% à celles de 2001! Et, depuis 25 ans, le budget de l’État a toujours été déficitaire: il a toujours distribué plus à ses citoyens qu’il n’a osé prélever à cette même population. Et il a toujours soigneusement évité de mettre à contribution certaines catégories privilégiées, telles que l’Église d’État, les fonctionnaires et les armateurs, dont le potentiel de nuisance ou d’esquive est considérable.

La monnaie unique est donc un échec. D’abord parce que les règles n’ont été respectées par personne, que le transfert des ressources fiscales d’un pays à l’autre n’a aucune légitimité, que les gains promis n’ont jamais existé, et qu’elle a encouragé les pays les plus prodigues à aggraver encore l’écart entre ce qu’ils ont le courage de prélever à leurs citoyens par l’impôt et les gains électoraux que leurs dépenses incontrôlées leur procurent.

Les « économistes » les plus marqués par l’ultra-gauche redistributrice ont argumenté que des pays sous perfusion permanente de ressources monétaires et fiscales d’autres pays n’auraient pas les moyens de quitter l’euro et de revenir à leur monnaie nationale. J’espère vous avoir convaincue que la monnaie unique est inadaptée à l’Allemagne tout autant qu’elle ne l’est à la Grèce.

Et, s’il est vrai que la sortie de la Grèce (un « Grexit ») serait une catastrophe pour les Grecs, pourquoi ne pas envisager une sortie de la monnaie unique par le pays qui en a les moyens, à savoir, bien évidemment, l’Allemagne. Si l’Allemagne conserverait des créances en euro, qui perdraient de leur valeur si le Nouveau Mark réévaluait de 10% dès le lendemain de la conversion, les banques et créanciers supporteraient ces pertes bien plus facilement que les Grecs ne supporteraient un « Grexit ».

Et personne ne peut prétendre que la sortie de l’euro serait la fin de l’Europe elle-même. Pour les « baby-boomers », qui ont grandi avec l’Europe, il a toujours été clair que les avantages que celle-ci a pu procurer ont été infiniment plus importants avant 2000 qu’après cette date : c’est-à-dire avant la monnaie unique !

Il n’appartient qu’à vous, Madame la Chancelière, à votre gouvernement, et à l’Allemagne, de relancer l’Europe, et de redonner espoir aux Européens. Poursuivre dans l’erreur de la monnaie unique serait une tragédie , et elle ne serait plus seulement grecque.

Hochachtungsvoll,




NOTES

[1] Il est d'ailleurs manifeste qu'une Union baragouinant 28 langues ne pouvait fonctionner. Déjà, depuis 1957, le but même de la Communauté, aujourd'hui l'Union, était très différent selon la langue utilisée. Un "but essentiel" dans la version française devient, en allemand, une simple "intention de se rapprocher d'un but important".

"In dem Vorsatz, die stetige Besserung der Lebens- und Beschäftigungsbedingungen ihrer Völker als wesentliches Ziel anzustreben,"

"Assignant pour but essentiel à leurs efforts l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi de leurs peuples,"

Affirming as the essential objective of their efforts the constant improvement of the living and working conditions of their peoples,


[2] Il me suffira de rappeler le livre d’un haut fonctionnaire qui était au coeur des négociations, et qui a très bien résumé, par son seul titre, le désastre à venir: «The Rotten Heart of Europe » ou celui de Thilo Sarrazin, «Europa braucht den Euro nicht»


[3] Une proposition pourtant défendue par un Prix Nobel de langue allemande! Voir F.A. Hayek, "Denationalization of Money".