samedi 11 mai 2013

La liberté de migrer: l'opinion d'un migrant



Il n'étonnera personne de constater qu'il existe presque autant de formes de libéralismes qu'il y a de personnes se déclarant libérales. Une philosophie basée sur la liberté individuelle peut effectivement être librement interprétée et personnalisée. Par contre, les doctrines totalitaires, telles que le fascisme et le socialisme, tendent à supprimer les interprétations, à imposer une ligne unique de pensée, et à condamner sévèrement les "déviances". Socialistes et fascistes marchent en rang, poings ou bras levés, en rang par quatre. Seuls les différencient la couleur des drapeaux, et les titres des rengaines, "Nationale" pour les uns, "Internationale" pour les autres.

A l'opposé de ces totalitarismes, les thèmes les plus diversement interprétés à l'intérieur d'un même "libéralisme" comprennent par exemple le rôle de l'Etat: ce rôle doit être inexistant chez les libertariens, limité chez les minarchistes, plus "inclusif" chez les Hayekiens et plus étendu encore chez les "ordo-libéraux" ou les libéraux-conservateurs. Tenter de définir l'envergure et les rôles de l'Etat impose immédiatement de se situer dans ce spectre, et peut faire éclater un accord initial parmi un groupe de "libéraux".

L'immigration est un autre thème de fracture. Certains libertariens prônent une immigration totalement libre, et qui dépendrait de la seule volonté de la personne qui a décidé de migrer. Ces libertariens ne se soucient aucunement des effets de l'immigration sur la société de pénétration, considérant (contrairement aux Hayekiens) que les sociétés n'ont aucune réalité, aucune règle, et qu'un changement complet de population sur un territoire n'aurait aucune incidence sur le fonctionnement de la société.

Les ordo-libéraux et les Hayekiens reconnaissent aux sociétés (aux groupes humains en général) un véhicule de transmission des habitudes, des comportements, des modes de vie, des règles - formelles et informelles - qui contribuent au niveau de vie de ces sociétés. Chaque groupe humain a donc atteint un niveau de développement différent des autres. Allant un pas plus loin, il est aisé de conclure qu'une immigration massive, attirée par un niveau de vie plus élevé que celui existant dans la société d'origine, pourrait importer également les habitudes et comportements qui ont été la cause d'un niveau de vie plus bas, et donc abaisser le niveau de vie de la société de "pénétration". Les hordes barbares qui ont fait éclater les frontières de l'empire romain, attirées par la richesse créée par la "Pax romana", n'ont pas enrichi l'empire. Bien au contraire elles l'ont détruit, et plongé ainsi l'Europe dans les ténèbres intellectuelles, la dislocation des échanges et la pauvreté matérielle dont le continent ne se relèvera que dix siècles plus tard, lorsque la "Renaissance" retrouvera et réinterprétera les valeurs, l'esthétique, la législation, la culture classique de l'empire.

Parmi les opinions exprimées par les meneurs d'idées libéraux, certains ont toutefois tenté de structurer une position libérale cohérente sur l'immigration, en essayant de réconcilier les libertés des uns avec celles des autres. C'est le cas de Pascal Salin, qui a consacré à ce sujet un chapitre de son ouvrage sur le libéralisme [1]. Le présent article commente les positions défendues par Mr Salin. Le point de vue exprimé dans ces commentaires n'a pas d'autre légitimité que celle de quelqu'un qui est né à l'étranger, y a travaillé et séjourné presque toute sa vie, dont toute la famille, remontant trois générations, et descendant deux autres, a toujours émigré. La seule légitimité est donc de s'interroger sur la nature et les effets de l'immigration lorsque, revenu dans son pays d'origine, un "émigrant" constate qu'il est devenu un étranger dans son propre pays. Non pas parce que ce pays lui est devenu étranger, mais parce que ce pays est aujourd'hui peuplé en majorité d'étrangers.

Mr Salin commence d'emblée par affirmer que "la liberté d'émigrer et la liberté d'immigrer" sont "un droit de l'homme fondamental". Les libéraux classiques se sont battus pour la première de ces libertés, celle de quitter un pays. Il s'agit là, en effet, du seul droit "fondamental", celui de s'affranchir d'un Etat tyrannique. Mais la liberté de sortir de chez soi n'est pas la liberté d'entrer chez les autres.

Mr Salin corrige immédiatement en précisant que "les autres doivent être libres de les accepter ou de les refuser". Mais qui sont ces "autres"? Soit Mr Salin reconnaît une autorité et une volonté "collectives" (ce qu'il refuse), soit ces "autres" sont des individus de la société de pénétration. Comment éviter dès lors que certains ne fassent venir des immigrants (par exemple pour les faire travailler à des conditions à peine meilleures que celles des pays d'origine) alors que les conséquences négatives sur le reste de la société de pénétration sont bien plus importantes que les bénéfices retirés de cette immigration? Un entrepreneur qui fait venir des travailleurs pour un chantier déterminé, puis les licencie, ne se souciera guère des conséquences pour la société si ses anciens employés décident de rester dans le pays de pénétration. Pour ceux-ci, cette décision est cohérente si les indemnités de chômage sont supérieures à un revenu d'activité dans le pays d'origine.

Comment éviter également que des immigrants, une fois installés dans une société de pénétration, n'organisent des filières permettant une immigration massive de leurs pays d'origine? Très rapidement, des communautés d'abord limitées à une famille s'étendent à des quartiers et des villes entières. Le niveau de vie existant auparavant ne peut se maintenir, et des territoires commencent à ressembler aux communautés d'origine, faisant éclater la confiance, les comportements, les solidarités de la communauté existant auparavant.

Mr Salin effectue une distinction entre "Etat" et "nation", pour formuler l'idée que, lorsque la "nation" "appartient" à l'Etat, "c'est parce que le territoire national appartient non pas à la nation mais à l'Etat que les principes d'exclusion sont définis par l'Etat". Mais "Etat" et "nation" sont tous les deux des fictions. C'est tellement vrai que tous deux s'acharnent à plaquer des symboles sur ces deux notions artificielles, pour tenter de leur donner une apparence, à défaut d'une réalité.

La seule chose qui importe, c'est la libre adhésion des individus à un ensemble de règles, de comportements, d'habitudes, par les individus. C'est cette adhésion qui crée une communauté. Ces usages communs, familiers aux autres, définissent le degré plus ou moins grand de confiance entre les membres d'une collectivité. Plus la confiance est grande, plus les échanges entre les membres en sont facilités. Malheureusement, des groupuscules vont tenter de se baser sur ce consentement de base, pour inventer des concepts artificiels ("nation", "Etat" ou pire: "Etat-nation"). L'artificialité de ces concepts est d'autant plus évidente que les "nations" et les Etats ne sont que des bricolages de "nations" ou même d'"Etats". Au fil de l'Histoire, des fictions plus réduites ont été intégrées, souvent de force, parfois au gré de mariages princiers ou de batailles gagnées, dans une fiction plus grande. Curieusement, l'éclatement des bricolages sous la pression des immigrations forcent les individus à se replier sur les fictions originales, plus petites. C'est ainsi que la Bretagne, la Provence, le pays Basque, regroupés artificiellement au sein de la fiction "France" redeviennent un refuge aux identités et aux solidarités qui se sentent menacées. S'il est facile à un Malien ou à un Algérien de se dire "français", il est plus difficile de s'inventer des ancêtres et une identité bretons. Il est donc compréhensible que les français d'origine, voyant éclater la France, se replient sur une identité et une communauté moins menacée, lorsqu'ils peuvent se l'inventer.

Ayant évacué la notion d' "Etat" et de "nation", l'argument de Mr Salin se fonde sur "une base contractuelle", qui consiste à dire qu' "un étranger ne viendrait sur le territoire de l'une de ces petites nations libertariennes [...] que dans la mesure où cela serait mutuellement profitable aux partie en cause". Ces "nations libertariennes" seraient en fait des "copropriétés" et gérées de la même manière que ces formes d'association.

Cette proposition ignore trois éléments essentiels dans le fonctionnement des "co-propriétés":

1) le pouvoir de décision est directement fonction du nombre de parts que possède un propriétaire; un propriétaire peu scrupuleux pourrait donc se transformer en "marchand de sommeil" et transformer sa part privative en une source de nuisance pour les autres co-propriétaires, les contraignant éventuellement à la fuite, et leur faisant perdre une partie ou la totalité de la valeur de leur bien;

2) la transmission du droit de propriété, lors d'une vente, est généralement accompagnée du rachat des parts dans les parties "communes" de la co-propriété, en particulier les fonds de réserve accumulés par celle-ci. Un nouvel arrivant devrait donc racheter ces droits accumulés. Or, dans une communauté, ces droits peuvent aussi être "immatériels". Mr Salin propose aux étrangers d'attribuer "les mêmes droits de vote que les autres". Mais qu'en est-il des "parties communes", et donc du prix à payer pour acheter une part dans tous ces biens matériels et immatériels qui appartiennent à la copropriété dans laquelle cet étranger veut s'introduire? Inutile de préciser que ces "parties communes" d'une civilisation sont infiniment plus considérables que les "parties communes" d'une simple copropriété, et qu'il serait inacceptable, pour les copropriétaires actuels, de démolir ces parties communes pour les remplacer par d'autres, qui seraient identiques à celles que l' "étranger" vient de quitter".

3) toute co-propriété édicte un ensemble de règles de vie en commun. Le respect de ces règles repose sur la capacité des co-propriétaires de faire respecter ces règles, non par la force, mais par un appareil juridique extérieur si un accord interne ne peut être obtenu. Dans la mesure où cet appareil est peuplé par des immigrants qui appliquent les règles de leur pays d'origine (une ambition exprimée de plus en plus clairement par certaines populations immigrées), l'issue de ces arbitrages devient incertaine.

Plus préoccupant est le fait que le raisonnement n'aborde pas des points essentiels auxquels il devrait répondre pour être authentiquement libéral:

1) la liberté de migrer pour les personnes ne peut être évoquée sans aborder également la liberté de migrer en sens inverse pour les institutions et le capital. Si les migrants tentent de fuir un Etat failli, ne faut-il pas comparer les avantages respectifs de l'émigration des habitants (qui ne change rien aux raisons qui ont fait que ces Etats ont failli) et de la transplantation d'institutions et de capital (qui pourraient faire cesser la cause des migrations)?

2) la liberté de migrer d'une société à l'autre ne reconnaît aucune valeur aux institutions, aux acquis immatériels (culture, confiance, règles de comportement non-écrites, attentes réciproques, etc...) et aux acquis matériels (infrastructures communes) et à leur contribution essentielle à la richesse d'une société de "pénétration" (qui a contribué à la motivation du migrant...)

3) la liberté de migrer ne tient aucun compte des volumes de population respectifs des communautés d'origine et de pénétration. Si le total des populations du continent africain était inférieur à celui du continent européen il y a 60 ans, cette proportion est double aujourd'hui, et la proportion devrait être de quatre à un dans moins de 40 ans. Certains libertariens utilisent le déclin démographique de l'Europe pour justifier une immigration libre. Mais la transformation de l'Europe en une autre Afrique pose d'autres questions, et notamment celles des conséquences de cette transformation, en particulier la disparition des institutions et des "valeurs" européennes sous la pression d'institutions et de "valeurs" importées. S'il est commode de n'attribuer aucune valeur aux institutions de l'une des communautés (celle de pénétration), il est paradoxal de reconnaître que ce sont ces institutions qui ont créé la richesse qui, à son tour, a attiré cette immigration (et l'absence de ces institutions qui a été la cause de la misère dans les pays d'origine...).

4) Mr Salin reproche à l'Etat de s'être attribué l'autorité d'exclure les candidats à l'immigration. Mais une copropriété privée, elle aussi, peut exclure. Elle le fera d'ailleurs plus souvent si elle est libre de le faire (c'est-à-dire si la justice de l'Etat ne menace pas la copropriété de ségrégation ou de racisme). La sélectivité des comités chargés de l'admission de nouveaux occupants dans les immeubles huppés de Manhattan est devenue célèbre, et a même abouti au refus de certaines ... célébrités, jugées trop tapageuses et menaçantes pour la tranquillité de l'immeuble!

Mr Salin évoque l'exemple de la migration mexicaine vers deux Etats américains, le Texas et la Californie, et attribue la différence à un niveau de protection sociale plus élevé en Californie. Pour avoir traversé l'une de ces frontières (entre El Paso et Ciudad Juarez) et m'être déplacé dans les Etats mentionnés (Californie et Texas), j'ai pu constater que d'autres facteurs entrent en jeu. Si le passage à Tijuana est relativement aisé, celui du Rio Grande est contrôlé plus étroitement. Une fois en Californie, l'immigrant trouve de vastes communautés mexicaines dispersées dans tout l'Etat. Au Texas, les communautés les plus importantes se trouvent dans les villes proches de la frontière, particulièrement à El Paso où la proportion des habitants d'origine ou de nationalité mexicaines est plus élevée que dans la plupart des villes de Californie. L'urbanisation plus dense en Californie est très certainement un élément qui a facilité la pénétration et la dispersion des communautés mexicaines dans tout l'Etat.

Mais il est plus intéressant de s'interroger sur les raisons qui poussent les Mexicains à tenter leur chance chez les gringos. La plupart des états du sud des Etats-Unis ont fait partie de l'Amérique espagnole, comme en témoignent d'ailleurs le nom actuel de la plupart des villes. Les Etats-Unis ont soit acheté, soit conquis ces territoires, de la Californie au Texas. Un siècle et demi après les traités entérinant ces annexions de territoire, on est en droit de s'interroger sur ce qu'ils seraient aujourd'hui s'ils faisaient encore partie du Mexique. Verrait-on les mexicains du Texas se presser aux frontières nord de cet état mexicain pour passer chez les gringos? Ce sont en effet les institutions mises en place par ces gringos, leur culture, leur détermination à améliorer leur situation par leur propre effort, la cohésion de leurs communautés, leur attachement à la liberté individuelle et leur méfiance vis-à-vis de toute dictature, qui ont fait d'Etats anciennement mexicains des communautés très différentes de celles qui, aujourd'hui encore, au Mexique, contraignent les mexicains à migrer.

Dans sa défense du droit de n'importe qui à recevoir chez lui qui il souhaite, un droit que personne ne songerait à critiquer lorsqu'il s'agit de deux individus d'une même communauté, il prend évidemment pour exemple son droit d'inviter un intellectuel africain. Personne ne songera à lui contester ce droit non plus. Mais qu'en est-il s'il s'agit d'un dealer de drogues? d'un criminel? d'un vendeur de contrefaçons? d'une famille nombreuse qu'il faudra loger, nourrir, soigner, éduquer? Et qu'en est-il lorsque cet intellectuel, après avoir fourni la prestation payée par Mr Salin, décide de s'incruster, mais sans avoir d'autre employeur, ni d'autres moyens de subsistance? Un employeur, par définition, base ses décisions sur ses propres coûts et ses propres bénéfices. La prestation une fois payée, le bénéfice une fois engrangé, ce même employeur ne se soucie aucunement du coût pour la société d'un étranger sans ressources.

Mr Salin en arrive à affirmer que "c'est aux individus de définir jusqu'à quel point ils désirent vivre quotidiennement, au bureau, dans leur immeuble, dans leur famille, avec des hommes et des femmes qu'ils perçoivent comme des 'étrangers'." Ici aussi, aucune indication sur le mode de décision. Si mon voisin décide d'héberger une famille africaine, cette décision d'un autre affecte ma propre vie au quotidien. Si tout mon voisinage devient africain, je devrais m'interroger sur l'opportunité de rester dans un quartier dans lequel je serais moi-même devenu l' "étranger", ou de retrouver au contraire une communauté qui me serait familière, et dont je ne me sentirais pas exclu. Comme dans le paragraphe précédent, certains retireront des bénéfices de l'arrivée des immigrants (les marchands de sommeil, le "charity business", les avocats spécialisés dans les recours contre l'expulsion, les partis extrémistes, de gauche comme de droite, etc...)

La liberté n'est pas absolue, et ses limites ne sont pas seulement celles que fixe le droit de propriété. Personne ne peut mettre impunément le feu à sa maison lorsque celle-ci est mitoyenne avec d'autres propriétés. La liberté ne dispense pas non plus de tenir compte de la réalité: la décision d'une communauté de refuser ou d'accepter un immigrant malien, par exemple, pourrait être très différente selon qu'il s'agisse du premier malien demandant à faire partie d'une communauté, ou, au contraire, d'une communauté dont la majorité des membres sont des maliens. Revenant sur le processus de décision, quelles sont les chances du dernier non-Malien de s'opposer à cette nouvelle "admission"?

Le mal viendrait, selon Mr Salin, de ce que "les autorités françaises s'affirment arbitrairement propriétaires de ce pays", et donc accaparent le pouvoir d'autoriser ou de refuser l'entrée d' "étrangers" dans "leur" pays. Certes, cette accaparation est une imposture. Pour continuer la comparaison avec les copropriétés, l'Etat n'est là que le gérant (plus ou moins légitime) de la copropriété. Mais cela ne signifie pas que les "parties communes" de la copropriété (équivalant aux infrastructures dans une communauté plus importante, telle qu'une "nation"), possédées en indivision par les propriétaires, deviennent une "res nullius", une chose qui n'appartient à personne. Les "parties communes" d'une nation appartiennent donc à tous les habitants qui en ont payé le coût, bon gré mal gré, par leurs impôts. Lorsqu'un "copropriétaire" individuel invite un étranger (intellectuel ou rappeur) dans son bien personnel, il donne aussi à cet étranger la disposition de toutes les parties communes, et ce sans demander l'autorisation, ni même l'avis des autres copropriétaires. Si l'intellectuel africain que Mr Salin invite chez lui, à supposer que l'auteur habite dans un immeuble à appartements, et si cet intellectuel est venu avec sa femme et ses cinq enfants, tous les invités de Mr Salin utiliseront les ascenseurs et les escaliers, feront un barbecue le dimanche dans le jardin, rempliront les poubelles, recevront leurs propres amis. Pour paraphraser Frédéric Bastiat ("Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas"), ce que Mr Salin voit, c'est sa liberté de recevoir chez lui qui il veut. Ce qu'on ne voit pas, ce sont les conséquences pour les autres copropriétaires (de l'immeuble, de la nation, peu importe), à qui l'on n'a rien demandé, qui devront subir - et payer - les conséquences, et qui, peut-être, un jour, se verront eux-mêmes contraints de fuir l'immeuble... Mr Salin ne propose aucune méthode fiable pour l'obtention d'un accord unanime sur l'usage des "biens communs".

Quant à ces "biens publics", Mr Salin estime que si l'État s'en est attribué la propriété, au lieu de se contenter du simple rôle de gérant, ce même État devrait "les rendre disponibles à tous" tout en laissant "les citoyens décider dans quelle mesure ils souhaitent établir des contrats avec des individus d'autres nationalités". C'est évidemment une utopie d'imaginer que, pour chaque étranger, il faudrait l'accord de tous les copropriétaires des biens publics, c'est-à-dire la totalité des citoyens. Plus sérieusement, ce raisonnement ne fait aucune distinction entre les biens publics existants (routes, écoles, etc..), leur entretien, et la construction de nouvelles infrastructures. Un étranger qui pénètre dans un pays y trouve (en général...) une infrastructure existante. C'est ce qui a contribué au niveau de vie existant au moment où il pénètre. Rappelons aussi que c'est parce que cette infrastructure est inexistante, ou mal employée, dans son pays d'origine, qu'il souhaite émigrer. Aucune contribution ne lui est demandée pour cette infrastructure existante (contrairement à une copropriété, où le prix d'acquisition comprend la valeur des parties communes).

Pire, si la contribution aux charges futures est inférieure à ce que coûtent l'entretien et le renouvellement de cette infrastructure, celle-ci va commencer à se dégrader. Citons ici l'exemple de l'empire romain. Les voies de communication existant au moment où les barbares pénètrent massivement se sont rapidement dégradées, faute d'entretien. La ville de Rome, comptant un million d'habitants au sommet de sa puissance, ne comptait plus que vingt mille habitants au cœur du Moyen-âge, pillée à de multiples reprises par les barbares. Les aqueducs indispensables à l'acheminement de l'eau vers la ville avaient notamment été vandalisés pour en voler les métaux, un peu comme aujourd'hui des bandes volent le cuivre des installations ferroviaires...

Ceci a eu des conséquences pour l'Europe pendant des siècles, ce que nous avons tendance à occulter. Comme le rappelait un historien allemand, "Cela semble incroyable, mais l'on pouvait, du temps des Romains, voyager plus rapidement et plus sûrement de Paris à Constantinople que l'on ne pouvait le faire jusqu'en 1800 environ". [2] Ce n'est évidemment pas à un libéral que l'on doit faire remarquer que l'effondrement des infrastructures (non seulement routières, mais aussi législatives, policières, judiciaires, commerciales, portuaires, scolaires, etc...) sous les pressions des barbares a eu pour conséquence de ramener le niveau de vie de l'Europe latine au niveau de celui des barbares, et non d'élever le niveau de vie de ces derniers à la hauteur de ce qu'avait connu l'empire à son apogée...

Mr Salin examine ensuite les qualifications des migrants eux-mêmes. Même s'il ne fait que le "supposer", il écrit que les migrants seraient plus "innovateurs", "plus courageux", "plus imaginatifs". Mais alors, pourquoi priver les pays d'origine de ces hommes et femmes exceptionnels qui auraient pu y changer les conditions de vie, et donc éliminer les raisons qui poussent à émigrer? En accueillant les meilleurs, les pays de pénétration ne font qu'aggraver l'écart des niveaux de vie, et donc renforcer les mouvements migratoires. Un exemple parmi des millions: le Congo (République "Démocratique") ne dispose que d'un médecin pour 10.000 habitants. Il arrive que des candidats médecins partent se former en Belgique, puis décident de s'établir dans ce pays. Or la Belgique dispose déjà de 42 médecins pour 10.000 habitants, soit 42 fois la moyenne congolaise. Peut-on déclarer que cette migration profite au pays de pénétration, déjà saturé, ou au pays d'origine, désespérément vide de centres médicaux, laissés à l'abandon après le départ de la "puissance coloniale"? [3]

Après avoir développé les deux premiers tiers de son argumentation sur une comparaison avec les copropriétés, Mr Salin passe de façon abrupte à la comparaison avec un club, ou une association. En effet, selon lui "le droit d'immigrer dans une nation ne peut pas être comparé à un droit de propriété dans une société anonyme ou dans une co-propriété parce que personne n'est juridiquement propriétaire de la nation.". Certes, mais alors, pourquoi consacrer la quasi-totalité de son raisonnement à la copropriété, pour en arriver, in fine, à admettre que cette comparaison n'est d'aucune utilité? D'autre part, en affirmant que "personne n'est juridiquement propriétaire de la nation", Salin confond la nature juridique de la communauté et les biens de celle-ci. La "nation" est une fiction. Les actifs de cette "nation", y compris ses biens immatériels tels que sa culture, ses institutions, la confiance entre ses membres, et la prévisibilité de comportement de l'un pour les autres, sont des avoirs biens réels, même si tous ne sont pas toujours tangibles.

Lorsque Mr Salin passe de l' "association" (ou de la copropriété, peu importe) au droit de vote, il associe ce droit au fait de payer des impôts. Si les immigrés paient des impôts, ils devraient donc avoir le droit de "décider de l'affectation de ces impôts". C'est bien sûr une antienne connue, répétée à gauche comme à droite, mais qui évite soigneusement d'aborder le problème d'un droit de décider (l'élection d'un maire, par exemple) sans rapport avec l'acceptation de prendre en charge le coût de ces décisions (la décision du maire de construire une piscine). Un avantage "social", un investissement public, une mesure fiscale, pourraient être approuvés selon le principe "un homme, une voix" (ceux qui approuvent n'auront pas à payer) et rejetés selon le principe "un euro, une voix" (la preuve de l'approbation devrait être dans le paiement, qui est un choix imposé à soi-même, et non dans l'approbation, qui est un choix imposé aux autres lorsque l'on n'est pas soi-même "imposable"). Mr Salin évoque un peu plus loin cette possibilité ("les droits de vote seraient proportionnels aux impôts payés par chacun") mais l'abandonne deux lignes plus bas ("chacun aurait un droit de vote identique, mais la cotisation perçue serait également la même pour tous"). Les deux systèmes sont évidemment très différents, à la fois dans leur principe et dans leurs effets!

C'est d'ailleurs le danger que rappelait Frédéric Bastiat dans la citation mentionnée par Mr Salin [4]. Mais la situation peut être bien pire: les immigrés se constitueraient en groupe de pression, avec des intérêts contraires à ceux de la communauté, et voteraient donc pour des représentants de leur propre groupe ethnique, religieux, culturel, national, etc.. Les bobos socialistes se déclarent horrifiés par la perspective d'une caste de riches qui se voteraient des avantages au détriment des autres catégories sociales. Ces bobos ne semblent pas voir que le vote des possédants ne vise qu'à protéger leurs droits, alors que le vote des immigrés tente d'arracher de nouveaux avantages à d'autres.

Sur l'éducation, Mr Salin évoque d'authentiques solutions libérales: la responsabilité des parents, la privatisation de l'enseignement, le "chèque-éducation". Mais les écoles dans les milieux dits "défavorisés" recréeraient des groupes identiques aux groupes dont sont originaires les élèves issus de l'immigration. Au pire, la société éclate. Au mieux, la multiplication des attitudes, des coutumes, des sentiments d'appartenance, des niveaux de confiance, aura pour résultat de compliquer et de renchérir tous les types de relations entre les individus de communautés restées différentes, si ce n'est hostiles.

Mr Salin considère que cet éclatement (qu'il nomme "différenciation") est un "plus". Mais c'est la prévisibilité des réactions, née d'une certaine "uniformité" de culture, qui a permis aux sociétés occidentales d'atteindre leur niveau actuel de développement. Avec cette "différenciation", la société cesse d'être prévisible, et les individus se replient sur un environnement plus restreint. Dans des quartiers où tout le monde se saluait il y a quarante ans, personne ne s'adresse la parole aujourd'hui. Aucun autochtone ne songerait aujourd'hui à souhaiter le bonjour à une femme voilée, qui, par son accoutrement, marque précisément sa volonté de se démarquer. un peu comme si l'étoile jaune et les ghettos avaient été imposés aux juifs par eux-mêmes.

De plus, Mr Salin critique ce "sentiment d'appartenance à la nation". Or, personne n' "appartient" à qui que ce soit, ni, surtout, à un concept artificiel tel que celui de "nation". Chaque individu "fait partie" (il n' "appartient" pas) de divers groupes, du plus petit (la famille, le cercle d'amis) au plus grand. Chacun de ces groupes nous forment, nous éduquent, nous transmettent leurs habitudes (bonnes et mauvaises), leurs institutions, leurs cultures. La "nation" est tout autant une fiction que l' "État".

Mais Mr Salin reprend la proposition de Gary Becker de "vendre" la nationalité. Pourquoi pas? Mais, dans cette hypothèse, qui encaisserait les droits d'entrée? Quant à ceux qui achèteraient ces "droits", il s'agirait, selon Mr Salin, des "plus aptes à produire des richesses dans la nation d'accueil". Mais, dans ce cas, pourquoi n'auraient-ils pas produit ces richesses dans leurs pays d'origine? Et c'est ici que l'on voit la faiblesse de ce raisonnement. Acheter un droit d'entrée ne produit aucune richesse. Ce sont les "us et coutumes", la confiance entre les membres, la culture, qui ont rendu possible cette création dans le passé. Non seulement ces "us et coutumes" ne peuvent s'acheter. De plus en plus, d'ailleurs, les nouvelles vagues d'immigrants les rejettent, pour revenir aux comportements de leurs pays d'origine.

Enfin, Mr Salin voit une solution pour prendre la place d' "une politique nationale d'immigration": "que l'autorisation de séjour soit donnée au niveau des municipalités". Aucun des problèmes qu'entraînerait une telle politique n'est évoqué. Pourtant, il est d'abord à craindre que des municipalités où la majorité de la population est déjà d'origine étrangère (c'est le cas dans plusieurs communes de Bruxelles) serait particulièrement généreuses avec l'octroi de ces autorisations, recréant ainsi des enclaves étrangères qui s'étendraient comme des taches d'huiles. Pire, obtenir une "autorisation" permet évidemment de circuler dans toutes les parties du territoire (un Etat particulier ou même l'espace Schengen). Mr Salin ne peut sérieusement envisager que l'autorisation soit limitée au territoire d'une municipalité. Il est aussi à craindre que les autres municipalités (ou Etats) ne limitent la liberté de circuler de tous les ressortissants de l'Etat qui distribue ainsi les autorisations de séjour. Des libertés existantes seraient donc tout simplement éliminées, de la même manière que les actes criminels de 19 terroristes moyen-orientaux le 11 septembre 2001 ont, depuis lors, réduit les libertés fondamentales de centaines de millions de voyageurs. Si ces 19 déments n'avaient pas été autorisés à séjourner en Occident, les libertés de milliards d'autres personnes seraient encore intactes!

Contrairement à ce qu'affirme Mr Salin dans sa conclusion, l'immigration peut être un véritable problème. Et c'est quelqu'un qui a été migrant toute sa vie qui l'affirme. Comme les langues de la fable d'Esope, les migrations peuvent être les meilleures mais aussi les pires des choses. L'article de Mr Salin n'offre aucun moyen de distinguer les premières des secondes. Heureusement, Mr Salin termine par une conclusion avec laquelle tout libéral peut être d'accord: "Le problème c'est l'Etat."


NOTES

[1] "L'immigration dans une société libre", chapitre 11 de l'ouvrage de Pascal Salin "Libéralisme", Odile Jacob, 2000.
[2] Benno Hubensteiner, "Bayerische Geschichte" ("Histoire de la Bavière"), Rosenheimer, 2009, page 24.
[3] Les statistiques sont tirées des base de données des Nations-Unies et de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS)
http://data.un.org/Data.aspx?d=WHO&f=MEASURE_CODE%3aWHS6_125
[4] La citation que fait Mr Salin est légèrement différente de l'original. Pour Mr Salin, Bastiat aurait écrit que l'Etat est "cette fiction par laquelle chacun s'efforce de vivre aux dépens des autres" En fait, la citation correcte est "L'État, c'est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde." La citation originale décrit beaucoup mieux la perversion de cet Etat: tout le monde est profiteur, et tout le monde est victime.

dimanche 5 mai 2013

La démocratie "illimitée", poison mortel des démocraties


La simplification intellectuelle qui consiste à répartir le spectre politique entre "gauche" et "droite", si elle est commode, a cessé, depuis longtemps, de correspondre à la réalité. En France, par exemple, la proximité des positions du "Front de gauche" de Mélenchon et du "Front National" de la famille Le Pen, sur toute une série de sujets, est une illustration d'un "rapprochement" et même d'un "resserrement" entre l'extrême de la gauche et la droite extrême. Tous deux se confondent d'ailleurs parfois dans le même populisme liberticide. Le paysage politique n'est plus un demi-cercle: c'est un fer à cheval, aux extrémités tellement proches qu'elles en arrivent presque à se toucher. Au centre, les positions libérales sont de plus en plus isolées, et éloignées des autres partis.

Friedrich Hayek avait été le premier à dénoncer les similitudes entre le totalitarisme de la droite (le fascisme) et le totalitarisme de la gauche (le socialisme). Il exposait cette analyse dans "La Route de la Servitude", qui a connu le succès lors de sa parution en 1942, mais, curieusement, à nouveau 70 ans plus tard, lors de sa "redécouverte" par un chroniqueur américain.

Dans des ouvrages plus importants, publiés après l'attribution du Prix Nobel d'économie en 1974, Hayek a dénoncé un péril peut-être plus grand encore: ce qu'il a nommé la "démocratie illimitée", dont se nourrissent d'ailleurs les populismes de gauche et de droite, le socialisme, et le fascisme. C'est ce système qui menace aujourd'hui nos sociétés occidentales. En quoi consiste-t-il?

Il s'agit d'abord, pour les gouvernements, de dissocier le processus politique en deux phases, sans aucun lien entre elles: d'une part l'approbation d'une mesure et de l'autre l'obligation de financer cette mesure. En d'autres termes, il s'agit de faire voter par Pierre et Paul une initiative dont le coût sera imposé à Jacques. La règle de la majorité permet de faire voter cette mesure par les bénéficiaires (Pierre et Paul), qui ont deux voix sur trois, et de contraindre le tiers minoritaire (Jacques) à payer pour les mesures décidées par les deux autres.

Ce dévoiement de la démocratie est facilité par la périodicité des élections (tous les 4 ou 5 ans en général), par la transformation abusive d'un mandat de "représentation" en un mandat d' "initiative", par la fiction d'une "solidarité intergénérationnelle" qui permet aux électeurs d'aujourd'hui de s'accorder des avantages au dépens d'électeurs qui ne sont pas encore nés, par le saupoudrage des coûts entre un nombre infini de niveaux d'administrations et de "représentations". Sans omettre la prédation de l'Etat sous le fallacieux prétexte d'améliorer la vie des citoyens, mais qui n'est que contrôles, limitations, astreintes, interdictions, le tout dissimulant le vrai motif: amendes, pénalités, astreintes, taxes, etc...

Le processus budgétaire aggrave cette progression de l'Etat: dans une période de croissance, les revenus de l'Etat augmentent en termes absolus, en proportion de l'économie alors que, dans une période de récession, l'Etat maintient ses revenus, dont la part dans le PIB s'accroît ainsi mécaniquement. Une période illustre la perversité de ce mécanisme: Laurent Fabius, alors premier ministre français, constatait que la progression du PIB avait été supérieure aux prévisions, et que les recettes fiscales, elles aussi, étaient plus importantes que prévu. Fabius parla alors de "cagnotte". Au grand dam des contribuables, cette "cagnotte" (en fait des impôts trop perçus) ne servit pas à restituer ces impôts à ceux qui les avaient payés, mais à augmenter les dépenses des administrations. A l'inverse, un "déficit des recettes" n'a jamais donné lieu à une réduction des dépenses.

Cette progression inexorable de la part de l'Etat au détriment des droits des citoyens, par l'imposition de leurs revenus, la confiscation de leurs propriétés, la taxation de leur consommation, va de pair avec la perte de confiance en la démocratie, à tous les niveaux. La participation aux élections européennes est en diminution constante, et n'atteint plus 40%. Les chefs d'Etat, les gouvernements, les maires, s'emparent parfois du pouvoir avec moins de 20% des voix.

Hayek concluait déjà en 1979 que "Dans sa forme actuelle de pouvoirs sans limites, la démocratie a largement perdu de sa vertu protectrice à l'encontre de l'arbitraire gouvernemental. Elle a cessé d'être une sauvegarde pour la liberté personnelle, une digue opposée à l'abus des gouvernants [...] Elle est, au contraire, devenue la cause principale de l'accroissement cumulatif et accéléré de la puissance et du poids de la machinerie administrative."

Pour que l'État (c'est-à-dire ceux qui en profitent, les politiques, les administrations et tous ceux qui vivent de la fiction étatique) puisse ainsi dévoyer à son profit le processus "démocratique", il leur faut, et il leur suffit, de veiller constamment à ce que le nombre de bénéficiaires d'une mesure soit toujours supérieur au nombre de ceux qui auront à payer pour cette mesure.

Ainsi détourné au profit des suppôts de l'Etat, le processus démocratique devient destructeur et mène nécessairement à la tyrannie de cet Etat. Comme l'écrivait Hayek: "ce n'est pas la démocratie, mais la démocratie illimitée que je considère comme la pire forme de gouvernement." [1]

Le rétablissement d'une authentique démocratie reste un lointain idéal. Dans une démocratie ainsi restaurée, ceux qui prennent une décision, et sont donc les bénéficiaires de ses effets, paieraient également pour son coût. Cet idéal pourrait cependant être plus proche grâce aux nouvelles technologies de l'information. Il est d'ailleurs révélateur que les Etats restent très réticents à utiliser ces technologies pour individualiser les décisions de contribuer financièrement aux mesures collectives. Si les Etats utilisent avec enthousiasme le web pour collecter l'impôt, il est symptomatique que cette collecte ne porte toujours que sur un montant global, indiscriminé, et qu'aucune initiative n'est laissée aux contribuables dans les décisions d'affectation des prélèvements auxquels ils sont soumis.

Plusieurs étapes, et plusieurs formules, pourraient servir de transition sur la voie de la restauration de la démocratie, et de l'abolition de cette "démocratie illimitée" qui lui est antinomique.

La première étape serait d'assurer le financement des partis non plus en fonction du nombre de voix obtenues à des élections organisées de loin en loin, mais sur base d'une proportion des impôts sur le revenu des personnes physiques, et répartis sur base des instructions données par chaque contribuable. Les partis seraient moins animés par le désir de distribuer un maximum de faveurs, et plus soucieux des intérêts de ceux qui auraient à payer le coût de ces faveurs, et donc plus préoccupés par les coûts eux-mêmes. Afin d'éviter à la fois les pique-assiettes (ceux qui exigeraient une voix sans payer un cent au parti qu'il choisit) et l'achat des partis par les riches, un minimum et un maximum seraient fixés à ces contributions.

Une seconde étape serait d'utiliser le principe d'un parlement à deux niveaux pour faire élire le premier (la Chambre) sur le principe actuel "un homme, une voix" et le second (le Sénat) sur le principe "un euro d'impôt, une voix". De cette manière, chaque loi devrait être approuvée par une majorité des citoyens, quel que soit leurs niveau de revenus, mais aussi par une majorité de ceux qui auront à payer pour les conséquences de la loi.

La troisième phase, celle de l'Utopie, de l'authentique démocratie, consisterait à demander l'approbation d'une majorité de citoyens, quels que soient leurs revenus, puis à solliciter les moyens auprès de ceux qui paient des impôts. Les obstacles sur le chemin de cette véritable démocratie ne sont certainement plus de nature technique, depuis le développement des technologies de l'information. Le véritable obstacle ne peut donc être que l'Etat lui-même, c'est-à-dire ceux qui en vivent...

NOTES:
[1] "Démocratie? Où ça?" Dans "Nouveaux Essais", Les Belles Lettres, page 239

samedi 4 mai 2013

Les banques centrales détruisent-elles l'économie?


La Banque Centrale Européenne est cette institution qui imprime des petits bouts de papier de couleur que nous gardons dans nos portemonnaies. Nous n'avons vraiment pas le choix: nous sommes contraints d'accepter ces vignettes en échange de notre travail, et de les conserver dans ce bref intervalle de temps entre notre travail et le moment où nous échangeons le papier contre le produit du travail des autres.

Cette BCE vient de décider de baisser encore le taux d'intérêt qui rémunérera notre épargne.
Le capital, l'épargne, les investissements, n'ont plus aucune valeur pour la BCE, et doivent donc être détruits.

Personne n'investissait quand son taux était de 0,75%. Il y aura encore moins d'épargne à 0,50%. Et cela pour des raisons que même des enfants, échangeant des jouets dans une cour d'école, peuvent comprendre! [1]

D'abord, les fonds dont la BCE inonde les marchés ne seront pas investis en Europe, où il n'existe plus de projets productifs, tout bénéfice étant capturé par des salaires rendus exorbitants par des charges sociales et des impôts astronomiques, et immédiatement gaspillés dans des administrations obèses et jamais rassasiées. La banque centrale du Japon a maintenu son taux d'intérêt à un niveau proche de zéro depuis une vingtaine d'années. Le seul résultat a été de nourrir une spéculation massive, qui consiste à emprunter en yens, pour miser sur d'autres monnaies (ce que l'on appelle du joli nom de "carry-trade").

Ensuite, les charges et le manque de productivité ont provoqué la plus grande vague de licenciements et de faillites que l'Europe ait jamais connue. Il est peu probable que les banques, qui sont chargées (dans un monde idéal!) de transformer l'épargne en investissements, soient donc plus enclines à prêter à qui que ce soit, et elles le seront d'autant moins que le taux sera bas.

Pour suivre, les économistes de la BCE semblent avoir oublié ce qu'un étudiant en sciences économiques apprend en première année: l'intervention de l'État pour imposer un prix en-dessous du prix d'équilibre augmente la demande, mais diminue l'offre. Pire, dans ce cas précis il n'existe plus d'offre depuis bien longtemps: l'offre de capitaux ne démarrerait qu'à des taux plus élevés. La BCE agit donc dans une zone où son taux d'intérêt n'a plus aucune signification.

Une autre raison est la dépréciation de tous les investissements, qui n'est plus compensée par un taux d'intérêt proche de zéro. Il ne sert donc à rien de prendre un risque non rémunéré: le meilleur investissement n'est plus par l'intermédiaire des banques, ou dans l'investissement industriel, mais dans la spéculation et le jeu. Ce n'est pas le "capitalisme financier", ce monstre sorti de l'imagination malade des collectivistes, qui a provoqué la crise. Bien au contraire, c'est la destruction, par les Etats, de toute rentabilité d'investissements, de toute perspective de croissance, qui a poussé toute l'épargne vers la spéculation.

L'argumentation de la BCE selon laquelle un taux artificiellement bas ou même négatif relancerait la consommation est, au mieux, naïve. L'épargne n'étant qu'une consommation différée, les consommateurs devront au contraire augmenter leur épargne (donc réduire leur consommation présente) afin de préserver leur consommation future. C'est le cas, par exemple, des fonds de retraite: au-delà du flux périodique des contributions déduites des revenus, il devient impératif de combler le manque de revenus sur le capital déjà accumulé. Faute de procéder de cette manière, les fonds de retraite "par capitalisation" connaîtront le sort des fonds de retraite par "répartition" (c'est-à-dire par spoliation des générations futures)...

Les consommateurs savent également, plus ou moins consciemment, qu'un épisode de taux d'intérêts artificiellement bas est généralement suivi d'une forte inflation. Leurs options sont limitées dans ce cas: les plus aisés ont la possibilité d'investir dans des biens physiques, ou dans des monnaies étrangères gérées par des banques centrales compétentes. Les plus modestes n'ont d'autres choix que d'épargner plus encore, en prévision des impôts et des charges supplémentaires que les bureaucraties ne manqueront pas de leur infliger.

La "boîte à outils" de la BCE semble ne contenir que le lourd et épais marteau des taux d'intérêts. C'est toujours ce même instrument, brut et massif, que la BCE manipule sans aucun discernement, alors que les travaux que l'on exige d'elle exigent au contraire précision et doigté. Financer de la même manière la dette de l'Espagne et celle de l'Allemagne n'a aucun sens. Ce serait assimiler une amputation à la scie sur un champ de bataille napoléonien à la chirurgie au laser, robotisée et ultra-précise, des temps modernes. Une fois engagée dans cette voie, la BCE s'est placée elle-même dans une impasse. Mais la voix des Etats faillis est devenue prépondérante au sein de la Banque. Et toute banque dirigée par ses emprunteurs est vouée elle-même à la faillite...

La Banque a privilégié les Etats au détriment des entreprises. Or les Etats assèchent les marchés financiers pour financer de la simple consommation, à savoir le financement de leurs dépenses courantes (et des déficits creusés par des dépenses qu'ils sont devenus incapables de réduire). Ayant à choisir entre leur propre survie et le financement des entreprises productives, les Etats ont choisi: seul compte le maintien du train de vie de leurs bureaucraties et des mignons qu'elles entretiennent pour s'assurer assez de voix à la prochaine élection.

La Banque a maintenu enfin de manière indiscriminée le financement des banques, les isolant de la discipline des marchés, avec la complicité des Etats qui ont transformé en banques publiques les plus mal gérées de ces institutions, au lieu de les restructurer et, le cas échéant, de leur interdire de poursuivre leurs opérations.

Enfin, et sur un plan plus technique, la création du "marché financier unique" devait être rendue possible par la mise en place d'un système de compensation et de règlement des transferts entre banques. Pour rester simple, si la banque A doit (pour compte de ses clients) une somme X à la Banque B, et que B doit le total Y à la banque A, les deux banques peuvent "compenser" ces mouvements et la banque qui doit le montant le plus élevé ne "règlera" que la différence entre X et Y. Ce système fonctionne également pour un grand nombre de banques, seuls les soldes étant "réglés". Mais, si un seul solde n'est pas "réglé", tout le système est en danger: quelles sont en effet les opérations qu'il faut annuler? Dans l'impossibilité de revenir sur une partie seulement des opérations, c'est l'ensemble des transferts qui doit être annulé. Or le système de "compensation et de règlement" du "Système Européen des Banques Centrales" ne fonctionne plus depuis des années: les banques centrales "sudistes" n'ont pas "réglé" leurs soldes aux banques centrales "nordistes", principalement, bien sûr, la Deutsche Bundesbank.

Les créances cumulées, résultant des soldes journaliers non réglés à l'intérieur même du système des banques centrales, a dépassé fin 2012 le montant astronomique de mille milliards d'euros. Ces soldes, qui résultent, il faut le rappeler, de millions de transferts effectués par les clients de banques "sudistes" en faveur de clients de banques "nordistes" (qui sont parfois les mêmes, d'ailleurs!) ne seront jamais honorés, éliminant ainsi plus de 10% de la masse monétaire européenne. Pire, si les banques sudistes restent autorisées à ordonner des transferts qu'elles ne règlent pas, rien n'empêchera de nouveaux déséquilibres d'apparaître... La BCE définit l'accroissement des dettes non réglées à l'intérieur même du système Target2, dont le fonctionnement exige précisément le règlement des soldes, par le nom poétique de "trompette de Target". Ce sont effectivement des trompettes: celle de Jéricho, qui feront s'écrouler tout le système de l'euro.


 
Un ancien membre du Directoire de la Deutsche Bundesbank, qui avait déjà dénoncé dans un livre retentissant que "l'Allemagne s'auto-détruit" a récemment publié un autre réquisitoire, cette fois contre la monnaie européenne ("L'Europe n'a pas besoin de l'euro"). J'irais un pas plus loin: l'euro a déjà détruit l'Europe.
= = = = =
NOTE

[1] Dans un échange épistolaire fameux, publié dans la Voix du Peuple, entre Pierre-Joseph Proudhon, un anarcho-socialo-utopiste, et Frédéric Bastiat, un économiste et pamphlétaire libéral, les deux hommes se rejoignaient sur un point: lorsque le taux d'intérêt sera tombé à zéro, le socialisme sera réalisé: il ne servira plus à rien ni d'épargner ni d'investir.